Immersion dans l’exposition “Aurae” à la Gaîté Lyrique : rencontre avec Sabrina Ratté
Du 17 mars au 10 juillet 2022, l’exposition “Aurae” de l’artiste canadienne Sabrina Ratté se déploie à la Gaîté Lyrique. Les visiteurs et visiteuses sont invité·es à découvrir différentes installations immersives, telles des utopies en îlots. À l’aide de projections vidéo, d’expériences en réalité virtuelle ou encore de dispositifs spatiaux, Sabrina Ratté nous invite à plonger dans l’image et à questionner la séparation entre le monde physique et le monde virtuel. Univers de science-fiction utopico-dystopiques se matérialisent ainsi, et interrogent l’aura des images dans un contexte de saturation numérique et visuelle.
Pourquoi avoir choisi “Aurae” comme titre de l’exposition à la Gaîté Lyrique ?
J’ai créé en 2012 une œuvre sous forme de vidéo qui s’appelle “Aurae”. Avec la directrice artistique de la Gaîté Lyrique, Jos Auzende, nous avons repris ce titre pour cette exposition. Quand je fabrique des images, cela part d’une impression, souvent floue, qui se rapproche d’une ambiance. Mes créations amalgament différents éléments indescriptibles qui nous entourent et reflètent l’expérience d’un espace ou d’une image… L’exposition “Aurae” est ainsi composée d’unités d’ambiances. Pour Jos Auzende, le terme fait aussi référence à la notion d’aura des images explorée par le philosophe Walter Benjamin.
Comment redonnez-vous aux images une aura nouvelle ?
Je sors l’image de son cadre traditionnel. Je cherche à matérialiser des images, au-delà du tirage photo. L’image se déploie en 3D dans le monde réel. En faisant cela, je génère une nouvelle aura, ou plutôt je déploie celle-ci d’une autre manière. Je donne la possibilité aux spectateurs et spectatrices d’entrer davantage dans l’œuvre.
Pourquoi créer, dans l’exposition “Aurae”, des espaces intermédiaires, entre le physique et le digital ?
J’ai toujours été fascinée par les contraires. La limite est fine entre la présence physique et celle virtuelle. En brouillant les frontières, je questionne le réel. Ce que l’on vit physiquement est-il plus réel que ce que l’on perçoit à travers les images et qui nous affecte ?
Dans le cadre de cette exposition, vous avez travaillé avec le musicien Roger Tellier-Craig. Comment s’est déroulée la collaboration ?
Je collabore avec Roger Tellier-Craig depuis de longues années. Il a réalisé les bandes sonores de beaucoup de mes vidéos. Dans le cadre de l’exposition, il a retravaillé certaines pièces comme “Machine for Living” conçue en 2018 dans l’optique de créer une ambiance. La composition sonore qu’il avait créée s’adaptait au montage de la vidéo. Pour “Aurae”, “Machine for Living” est devenue une installation dans l’espace avec des îlots de structures. Roger Tellier-Craig a réécrit les compositions de telle sorte à ce qu’elles se déploient et cohabitent dans l’espace par l’entremise de plusieurs haut-parleurs. Cela crée une ambiance.
Quelles sont les différentes techniques que vous employez pour créer vos images ?
J’utilise notamment le logiciel Cinéma 4D. Je manipule aussi les signaux analogiques d’un synthétiseur vidéo. C’est un appareil, initialement conçu pour faire de la musique, qui génère électriquement un signal vidéo. La 3D donne un rendu à l’aspect plus lisse, alors que cet outil analogique permet des créations à l’apparence plus organique. Dans le cadre de la conception des installations vidéo “Floralia”, j’ai commencé à explorer la photogrammétrie. Je fabrique à partir de photographies en 3D une visualisation en 3D. J’apporte ainsi un objet du réel dans le monde virtuel. J’utilise aussi le logiciel After Effects pour perfectionner les rendus. Quand je crée en 2D, j’essaye de créer une profondeur avec des jeux de perspectives, des dégradés dans l’image. Avec la 3D, je conçois des architectures plus complexes.
Pourquoi est-ce important que le spectateur et la spectatrice aient une expérience de l’espace ?
J’ai envie de créer des mondes dans lesquels les personnes ont envie de vivre, ou du moins, de pouvoir errer. Mais l’écran empêche cet accès aux mondes virtuels, c’est frustrant. Avec la réalité virtuelle, technologie que j’ai utilisée pour créer “Floralia”, je permets aux visiteurs et visiteuses de connaître cette expérience d’un espace virtuel où la gravité n’existe pas. Je crée des structures qui donnent lieu à une immersion.
Comment avez-vous conçu l’installation “Floralia”, en partie en réalité virtuelle ?
Je travaille d’abord avec Cinéma 4D pour générer des animations. Puis, je les encode afin de les exporter sur la plateforme Unity pour créer en réalité virtuelle. Cela n’a pas été facile, car dans “Floralia” les végétaux que je représente se décomposent dans l’espace, et l’ordinateur doit calculer la trajectoire de chacun des morceaux. Le spectateur et la spectatrice peuvent, dans cet espace virtuel où la nature est dématérialisée, se téléporter et arrêter le mouvement des débris végétaux, à l’aide d’une gâchette.
Quelles sont les couleurs et les textures qui vous fascinent dans l’image ?
J’ai longtemps été fascinée par les rendus de textures que l’on peut générer avec la 3D, comme ce qui est gluant, voire repoussant. Je m’intéresse aux couleurs ternes, sombres… Avec la photogrammétrie que j’ai utilisée pour créer Floralia, je puise même certaines textures directement dans le réel.
Avec “Aurae”, c’est la première fois que vous êtes exposée en France dans une institution. Qu’est-ce que cela vous fait ?
C’est inattendu, extraordinaire. Cela fait un an que nous œuvrons à la Gaîté Lyrique pour concevoir cette exposition. J’ai l’habitude de travailler seule, derrière mon ordinateur. Pour cette exposition, j’ai travaillé avec toute une équipe. La Gaîté Lyrique m’a accompagnée tout au long de ce projet. Je réalise en quelque sorte un de mes rêves : voir se déployer dans l’espace les images et les vidéos que j’ai conçues.
© Isaline Dupond Jacquemart