I. L'identité une et multiple
"Chacun a l'identité de sa famille, celle de son village ou de sa ville, celle de sa province ou ethnie, celle de son pays, enfin celle plus vaste de son continent. Je suis devenu français naturellement dans l'enfance puisque mes parents le parlaient avec moi et, à l'école, mon esprit s'est approprié l'histoire de France. (...) Je n'étais nullement conscient des ombres de cette histoire, j'étais imprégné de ses victoires et de ses défaites, de ses gloires et de ses deuils. (...) En même temps, je découvrais que j'étais juif. (…) C'est surtout au lycée que l'identité juive était ressentie comme quelque chose d'étrange pour les uns, et de mauvais pour ceux qui avaient hérité de l'antisémitisme de leurs parents. (…) J'ai enduré l'antisémitisme extrêmement violent de la presse de droite, puis celui de Vichy, sans que cela mette en cause intérieurement mon identité française de plus en plus liée à la tradition humaniste allant de Montaigne à Hugo."
Humaniste avant tout
"Ma conscience juive se diluait dans ma recherche d'une conscience politique humaniste qui cherchait une voie dans la crise de la démocratie, l'antifascisme et l'antistalinisme."(…) Plus la domination d'Israël sur le peuple arabe de Palestine m'impliqua à nouveau comme Juif, mais en tant que qu'un des derniers intellectuels juifs porteur d'universalisme et anticoloniaux, donc hostiles à la colonisation de la Palestine arabe. (…) Je sais par expérience historique et vécue qu'un peuple qui en colonise un autre tend à le mépriser. (…) Tout en reconnaissant mon ascendance juive et tout en affirmant que je suis du peuple maudit et non du peuple élu, je me définis comme post-marrane [Juif d'Espagne ou du Portugal converti au christianisme par contrainte qui reste fidèle à sa religion.] c'est à dire comme fils de Montaigne (d'ascendance juive) et du Spinoza anathémisé par la synagogue."
Espagnol, italien, européen
"Mon identité espagnole vient du vieux castillan parlé dans ma famille, de mon amour pour le théâtre et la littérature du Siècle d'or, pour Garcia Lorca et Antonio Machado, et surtout de séjours en Espagne, particulièrement en Andalousie, où je retrouvais des nourritures matricielles. Toutefois, mon identité italienne est devenue très vive, non seulement parce que je me suis senti en Toscane comme en une matrie retrouvée et que mes familles maternelles Beressi et Mosseri sont de souche italienne. Même les Nahoun furent un temps implantés en Toscane, où l'un d'entre eux participa au Risorgimento [Unification italienne]. (…) Européen, je le devins politiquement en 1973, quand je découvris que l'Europe dominatrice du monde et puissance coloniale inhumaine était devenue une pauvre vieille chose qui avait perdu ses colonies et ne pouvait survivre que sous perfusion du pétrole moyen-oriental. Mais mes espoirs européens se dégradèrent avec la subordination des institutions européennes aux forces techno-bureaucratiques puis financières. (…) Je souhaite que tout ce qui subsiste ne se désintègre pas, mais j'ai perdu foi en l'Europe. Ma culture humaniste m'a dès l'adolescence rendu soucieux du destin de l'humanité. (…) Je pris conscience que nous vivions les développements de l'ère planétaire commencée en 1492, empruntant ce terme à Heiddeger. (…) Puis je fus adepte d'une altermondialisation, tout en prenant conscience que la mondialisation techno-économique avait créé une communauté de destin entre tous les humains."
Chevauchements d'identité
"Finalement, je suis content d'être identitairement à la fois fils de mon père et fils de mes œuvres.(…) Je vis ma poly-identité non comme une anomalie mais comme une richesse."
Identité familiale
"Mes parents avaient six ou sept frères ou sœurs.(…) Avec la fin de la grande famille, les liens se distendirent.(…) Je vécus vraiment hors de la famille, à l'école, au cinéma, dans les livres, dans les rues. J'y fis mon éducation et appris mes vérités.(…) Je ne fus pas un bon fils ni un bon père. (…) Avec le temps, (…) je me réconciliai progressivement avec mon père. (...) A son décès, j'avais tellement honte de ne pas l'avoir apprécié comme je l'aurais dû et comme il le méritait que j'ai consacré un livre à sa personne et à sa vie. (…) « Mon papa est en moi à quatre-vingt-dix-neuf ans. (…) Les aventures de ma vie, mes passions amoureuses ou intellectuelles, jointes à mes négligences, m'ont privé de cette chose superbe qu'est une famille unie. (…) Je dois à Sabah non seulement de m'avoir évité la survie et d'avoir recommencé à vivre, mais je lui dois aussi, à plusieurs reprises, la vie elle-même."
L'unité plurielle de la personnalité
"J'avais été frappé (…) par les cas de personnalité double, de tempérament, d'écriture, passant inconsciemment d'un moi à l'autre. (…) Ce n'est plus la même personne, bien que l'une et l'autre occupent successivement le même Moi-je.(…) Je crois qu'il en va de même, mais dans une moindre mesure, pour chacun d'entre nous.(…)"
Mon cheminement intellectuel en solitaire
(…) ""L'homme et la mort" (…) inaugure mon mode de connaissance transdisciplinaire (…) que nul n'avait jamais traité jusqu'alors, selon l'histoire, la sociologie et la psychologie liées, des paradoxales attitudes humaines devant la mort. Il en fut également ainsi de mon livre d'anthropologie du cinéma (…) puis de celui sur les stars, personnages semi-mythiques qui n'avaient jamais intéressé les sociologues. (...) Dans "La Méthode", je réinterprétais et reliais les connaissances dispersées et forgeais la méthode pour traiter les complexités. (...) Tout personnage public suscite d'innombrables inimitiés. Mais il bénéficie aussi d'amis inconnus..."
Qui suis-je finalement ?
(...) "Je ne suis pas seulement une minuscule partie d'une société et un éphémère moment du temps qui passe. La société en tant Que Tout, avec sa langue, sa culture et ses mœurs est à l'intérieur de moi. Mon temps vécu au XXè et XXIè siècles est à l'intérieur de moi. L'espèce humaine est biologiquement à l'intérieur de moi. La lignée des mammifères, vertébrés, animaux, polycellulaires est en moi.La vie, phénomène terrestre, est en moi. Et comme tout vivant est constitué de molécules, lesquelles sont des assemblages d'atomes, lesquels sont des unions de particule, c'est tout le monde physique et l'histoire de l'univers qui sont en moi. (...) Je suis un humain parmi huit milliards, je suis un individu singulier et quelconque, différent et semblable aux autres. (…) Chacun d'entre nous est un microscome, portant à l'intérieur de l'unité irréductible de son Moi-je, souvent inconsciemment les multiples Touts dont il fait partie au sein du grand Tout."
II. L'imprévu et l'incertain
(…) "Ainsi la malchance qui me vouait à la mort avant de naître est-elle devenue chance de vivre. (…) De ma chance de vivre est venue la suprême malchance, le malheur de perdre ma mère à l'âge de dix ans. (…) Cette affreuse malchance (…) m'a poussé dans l'adolescence, et dès mes dix ans, à m'évader dans la littérature et le cinéma, puis la musique. (…) Surmonter un malheur ou une grave maladie donne une résistance que Boris Cyrulnik, qui l'a vécue, nomme résilience, où là encore la malchance porte sa chance. (…) Et du malheur initial, qui n'a cessé d'être malheur, sont venus les grands bonheurs de ma vie. (…) Nouvelle malchance, quand, préparant mes examens de première année à Paris en juin 40, j'ai appris (…) que suite à l'avancée (…) allemande, tous les examens étaient suspendus. (…) Je suis parti me réfugier à Toulouse, (…) c'est là que je connus le monde des écrivains, des intellectuels et des résistants qui allaient changer ma vie. (...) Je devins communiste, de pacifiste je devins résistant. Je peux dire surtout que la Résistance, traversée simultanément dans la foi communiste et dans le mouvement gaulliste, fut une chance pour vivre intensément plutôt intensément plutôt que survivre médiocrement, une chance dans la fraternité avec des hommes admirables. (…) Ma période communiste, qui dura 6 ans, fut une malchance, car elle me donna l'occasion de pouvoir par la suite bien comprendre le totalitarisme, pour l'avoir vécu de l'intérieur. "L'Autocritique" me donna la chance d'un décrassage mental, d'une conquête d'autonomie intellectuelle, de la recherche obstinée d'une pensée politique désormais complexe. (...)"
Qu'est-ce que le hasard ?
"(...) Le jeu de la vie est tout autre car fait d'événements singuliers et non de coups identiques répétés. (…) Est hasard ce qui relève de l'incompressibilité algorithmique, c'est à dire l'impossibilité de déterminer à l'avance une succession d'événements. (…) Cependant, l'imprévisibilité ou l'incompressibilité algorithmique n'excluent pas que le hasard obéisse à des déterminations cachées relevant peut-être de réalités invisibles à notre entendement."
Bontés du malheur, bienfaits de l'adversité
"Chance et malchance vont ainsi se succéder, liées à l'imprévu, pour ne pas dire au hasard. (...) Je dois ma carrière au CNRS. (...) Et c'est bien l'inattendu qui m'a fait appeler par le directeur du Monde en 1963 pour comprendre lui-même ce phénomène inattendu : un concert géant place de la Nation, organisé par l'émission "Salut les copains" d'Europe 1, qui dégénéra en violente kermesse anti-policière. Ce à partir de quoi je devins pour longtemps un collaborateur privilégié du Monde. (…) L'année passée dans ce village breton de Plozévet (Finistère sud) dans le microcosme singulier de ce village breton, en 1965, fut pour moi très féconde pour comprendre le développement multidimensionnel de la modernité en France à partir des années 1955."
Toute vie est navigation dans un océan d'incertitudes
(...) "Je fus accueilli à New York par une femme providence qui me régénéra, m'énergétisa et me me trouva en Toscane maritime la résidence idéale pour travailler à mon livre (La Méthode*). Je partis pour mon refuge toscan avec une nouvelle femme providence, rencontrée par hasard trois jours avant mon départ de Paris, dont l'amour vint mettre à feu le haut-fourneau qui alimenta mon travail en énergie. (…) Ce que l'on peut appeler hasard, imprévu, chance dans la malchance et inversement, malheur source de bonheur et inversement, ont marqué sans discontinuité ma vie. Mais n'en est-il pas de même, peut-être avec moins de fréquence, pour chacun ? La vie, pour tout être humain, est dès la naissance imprévisible, nul ne sachant ce qu'il adviendra de sa vie affective, de sa santé, de son travail, de ses choix politiques, de sa durée de vie, de l'heure de sa mort. Ce que nous ne devons jamais oublier, c'est que si nous sommes des machines, nous sommes surtout des machines non triviales. (…) Nous avons beau nous croire armés de certitudes et de programmes, nous devons apprendre que toute vie est une navigation dans un océan d'incertitudes à travers quelques îles ou archipels de certitudes où nous ravitailler. Ce qui est vrai des individus l'est plus encore de l'histoire, soumise non seulement aux déterminismes économiques, aux ambitions, rapacité, cupidités démesurées,(...) ainsi qu'aux accidents, aux erreurs, aux hasards, aux coups de génie, aux coups de dés, aux coups fourrés, aux coups de folie. (…) Le premier événement scientifique inattendu est la découverte en physique nucléaire, par Fermi, à Rome, en 1932, des caractères de l'atome. (…) Il a fallu la guerre pour déclencher l'idée et le projet de la bombe atomique, puis, la paix venue, le développement économique qui a entraîné la création et le développement des centrales nucléaires. (…) Le second est dû à Rosalind Franklin, qui, en 1953, découvrit à Cambridge la structure hélicoïdale de l'ADN, et à Watson (…) qui paracheva la découverte de cette dernière, en y déchiffrant le code génétique, patrimoine héréditaire de tout être vivant. (...) Notons ici que si l'on peut prévoir les probabilités futures d'un processus évolutif (avec toujours une possibilité qu'advienne l'improbable), on ne peut jamais prévoir ce qui est créatif. On ne pouvait prévoir à l'avance Sakyamuni (le Bouddha), Jésus, Mahomet, Luther, Michel-Ange, Montaigne, Bach, Beethoven, Van Gogh. Qui aurait pu penser qu'en 1769, qu'un petit Corse né cette année-là dans une île génoise à peine devenue française deviendrait empereur des Français en 1804 ?"
Toute vie est incertaine
"Ici je veux souligner qu'une des grandes leçons de ma vie est de cesser de croire en la pérennité du présent, en la continuité du devenir, en la prévisibilité du futur. (…) J'ai connu l'imprévu de la grande crise de 1929, (…) l'accession d'Hitler au pouvoir, (...) la manifestation antiparlementaire du 6 février 1934, (...) la guerre d'Espagne en 1936, (...) le pacte germano-soviétique en 1939, le désastre de l'armée française et du pouvoir de Vichy en 1940, la résistance de Moscou fin 1941, (…) la guerre d'Algérie en 1954, le rapport Khrouchtchev condamnant Staline en 1956, la destitution de Khrouchtchev en 1964, Soljenitsyne prix Nobel en 1970, le rapport Meadows qui diagnostiqua la dégradation générale de la biosphère et dénonça le danger écologique en 1972, l'effondrement de l'URSS en 1991, la guerre de Yougoslavie la même année, la doctrine Thatcher-Reagan de 1980 à 1991, (…) l'union du communisme et du capitalisme Dans la Chine de Deng Xiaoping en 1981, Le passage de la Chine au premier rang des puissances mondiales, la destruction destruction du World Trade Center à New York en 2001, (…) le déchaînement du jihadisme islamique dans le monde, les conséquences de la guerre d'Irak au Moyen-Orient, la crise mondiale des démocraties, la pandémie de Covid en 2019 (…)."
L'incertitude et l'inattendu doivent être intégrés dans l'Histoire humaine
"(...) L'impossibilité d'éliminer l'aléa de tout ce qui est humain, l'incertitude de nos destins, la nécessité de s'attendre à l'inattendu, telle est l'une des leçons majeures de mon expérience de vie."
III. Savoir Vivre
"Donne des jours plutôt que des jours à ta vie" Rita Levi-Montalcini Prix Nobel de médecine
"Le mot vivre contient un double sens. Le premier est être en vie (…) respirer, se nourrir, se protéger. (…) Le second est de conduire sa vie avec ses chances et ses risques, ses possibilités de jouissance et de souffrance, ses bonheurs et ses malheurs. (…) L'une des tragédies humaines les plus profondes et les plus universellement répandues : tant de vies consacrées et condamnés à la survie."
Je, Tu et Nous
(...) "Il arrive notamment, dans notre civilisation, que la première aspiration, individuelle, devienne individualiste, puis égoïste, et que le Moi-Je s'impose avant toute chose. (…) Le Je a besoin du Tu, c'est à dire d'une relation intime comportant reconnaissance mutuelle de la plénitude humaine de l'autre. Le Je a également besoin du Nous. "
Des grands moments de ma vie
"Ces grands moments ont été ceux où j'ai été au meilleur de moi-même en étant lié communautairement et amoureusement. (…) Les grands bonheurs n'ont qu'un temps."
L'état poétique et le bonheur
"Toutes ces périodes de bonheur comportaient une dimension poétique. Si l'aspiration à se réaliser individuellement tout en étant inséré dans une communauté est la première grande aspiration humaine, la deuxième est celle d'une vie poétique. (…) Non pas seulement poésie des poèmes (…) mais poésie de la vie. (…) L'état poétique donne le sentiment du bonheur, le bonheur a en lui même la qualité poétique.(...) Ce que j'appelle l'état poétique, c'est cet état d'émotion devant ce qui nous semble beau et/ou aimable, non seulement dans l'art, mais également dans le monde et dans les expériences de nos vies, de nos rencontres. (…) L'émotion poétique, dans l'exaltation suprême, peut arriver à l'extase, la sensation de se perdre tout en se retrouvant dans un ravissement ou une communion sublime. (…) Dans la prose, il y a l'absence de joie, ; dans le malheur, il y a présence de la souffrance. (…) J'ai pu constater, au fil des années, l'invasion progressive d'une prose spécifique à notre civilisation. J'ai vu disparaître la convivialité de mon adolescence au cours des années d'après-guerre. Les relations cordiales entre voisins, les conversations sur le zinc du bistro, dans le métro, les attroupements de badauds, on été réduits à l'extrême. La disparition des concierges, des poinçonneurs et chefs de gare du métro, des préposés aux voyageurs dans les bus, la raréfaction des salutations aux voisins d'immeuble, l'anonymat croissant, la précipitation, la nervosité des automobilistes, tout cela a prosaïsé ma ville et ma vie, jusqu'à ce que je prenne la décision, avec Sabah, de quitter Paris pour une ville du Sud dont le centre historique est piétonnier et où j'ai retrouvé une convivialité perdue. (…) La convivialité est un élément capital de la qualité de vie, qu'elle est poétisante, et qu'elle permet de répondre dans le quotidien au besoin de reconnaissance que nous avons tous et qui trouve une première satisfaction dans le bonjour que nous adressent des inconnus de rencontre. (…) La poésie commence avec la vie ; elle éclôt dès qu' apparaît (…) la joie de vivre."
Mes expériences poétiques
"Il y a celles qui relèvent des émerveillements aux spectacles naturels. (…) Il y a la poésie de la poésie qui me revient souvent à réciter, celle des romans et des films. (…) J'ai ressenti une presque extase au Louvre devant La petite danseuse de Degas (…). J'ai vécu d'intenses extases musicales. (…) Ces bonheurs sont possibles, ils peuvent être plus ou moins rares, mais ils sont l'essentiel de nos vies. (…) J'ai vu et vécu l'irrésistible dispersion de ceux qui s'entr'aimaient, dérivant des uns des autres – une dispersion anticipatrice de la dispersion finale de toute vie. La poésie suprême est celle de l'amour. (…) La poésie culmine en extase convulsive dans le coït. (…) Mais il y a aussi les extases noires, (…) dans lesquelles les délires deviennent délices, l'obscène devient sacré."
Les petits bonheurs
"(…) Ces moments fugitifs de bouffées de poésie heureuse nous saisissent quasiment de rien, parce qu'on marche, et que le corps nous dit sa joie de fonctionner comme une bonne machine. (…) Innombrables sont les petits bonheurs poétiques."
Les extases de l'histoire
(…)"Ces moments historiques qui m'ont donné un sentiment éminemment poétique qu'est l'enthousiasme : (…) la grève générale de juin 1936, (...) la libération de Paris, (...) la révolution des œillets à Lisbonne, (…) l'ivresse de la liberté que fut le franchissement du mur de Berlin le 9 novembre 1989, (…) La pérestroïka et la glasnost à Moscou, entre 1989 et 1991.(...) J'aime aussi les émotions collectives d'un match de football ou de rugby.(...) Mais il y a un danger dans l'état poétique dont le caractère mystique peut devenir non seulement mythique mais maléfique. Aussi la poésie de communion peut être noire et malfaisante, comme dans les grands rassemblements nazis de Nuremberg. (…) Il y a poésie noire dans la joie sadique de celui qui torture et humilie. L'état de poésie dégénère lorsqu'il exclut, lorsqu'il se referme dans une jouissance égoïste, et surtout lorsqu'il s'accompagne de haine et de mépris. C'est dire que l'état véritablement poétique, celui qui épanouit, ne saurait être fermé. Il nourrit sa poésie de l'ouverture, ouverture à autrui, ouverture au monde, ouverture à la vie, ouverture à l'humanité."
Le besoin de reconnaissance
(…) "L'être humain ressent un besoin essentiel ou désir de reconnaissance.(...) Hegel a le premier conçu l'idée que "la conscience de soi ne parvient à la satisfaction que dans une autre conscience de soi." (…) Ce besoin de reconnaissance se manifeste de façon spécifique dans l'amitié ou l'amour. Être aimé, c'est être considéré comme être aimable ; être admiré, c'est être reconnu comme bonne et belle personne. Etre estimé satisfait le besoin d'estime de soi, dont la reconnaissance par autrui est un pilier. (…) Que faire de nos vies sinon entretenir sans relâche le Savoir Vivre ?"
IV. La complexité humaine
"Je n'ai reçu de mon père aucune culture, aucune conviction religieuse, politique ou éthique."
La condition humaine
"(...) Kant dans "Logique" pose ces questions fondamentales : "Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Que m'est-il permis d'espérer ?" (…) "J'avais compris que, en préalable à toute croyance et à toute espérance, il y a, comme l'avait énoncé Kant, la nécessité de savoir ce qu'est l'homme. (...) J'étais alors convaincu que les infrastructures des sociétés humaines sont matérielles et économiques et que les idées, mythes ou croyances ne sont que des superstructures dépendantes."
Puissance du mythe
(…) "Je découvrais que le mythe, la religion, les idéologies, constituent une réalité humaine et sociale aussi importantes que les processus économiques et les conflits de classe ; (…) l'imaginaire est partie constitutive de la réalité humaine. En m'interrogeant sur notre condition mortelle, deux paradoxes sont apparus. Le premier est que, dès le Néandertal, la conscience humaine reconnaît pleinement la réalité de la mort qui est perte de toute activité cardiaque et mentale, rigidité cadavérique, décomposition irrémédiable du corps.(…) Le second paradoxe est qu'en toutes civilisations l'horreur de la mort, si profondément ancrée dans la conscience humaine, a pu être dominé par le risque volontaire de mort, voire le sacrifice de sa propre vie, pour ses enfants, pour sa famille, pour sa patrie, pour sa religion."
Homo sapiens demens
"Dans "le Paradigme perdu : la nature humaine", livre d'anthropologie, ce sont toutes les folies politiques, sociales, guerrières, tant individuelles que collectives, que j'avais constaté avant guerre, pendant la guerre et durant la guerre froide, qui m'ont incité à associer de façon à la fois antagoniste et indissoluble Homo demens à Homo sapiens. Ce qui me permettait cette association des contraires, c'était ma conscience des contradictions humaines, formulées admirablement et définitivement par Pascal. (…) Cette conscience que la pensée doit affronter et non éliminer la contradiction, je la trouvais aussi chez Hegel et plus fondamentalement chez Héraclite qui écrit : "Concorde et discorde sont père et mère de toutes choses" et "Ce qui est contraire est utile, et c'est de ce qui est en lutte que naît la plus belle harmonie." La complexité humaine s'exprime par une série de bipolarités :
Homo sapiens est aussi Homo demens ;
Homo faber est aussi Homo fidelis ou religionis, mythologicus ;
Homo economicus est aussi Homo ludens et Homo liber ;
(…) Le substrat de rationalité (sapiens, faber, economicus) ne constitue qu'un pôle de ce qui est humain, (…) tandis qu'apparaît en importance pour le moins égale la passion, la foi, le mythe, l'illusion, le délire, le jeu.(...) La folie de l'hubris ou démesure, (...) caractérise la civilisation occidentale elle-même, obstinée à la chimérique maîtrise de la Terre.(…) Cet autre aspect paradoxal du sapiens : la raison froide, celle du calcul, des statistiques, de l'économie, est inhumaine dans le sens où elle est aveugle aux sentiments, aux passions, au bonheur, au malheur, à tout ce qui constitue notre être même. (…) Ainsi vivre est-il un art incertain et difficile où tout ce qui est passion, pour ne pas succomber à l'égarement, doit être surveillé par la raison, où toute raison doit être animée par une passion, à commencer par la passion de connaître. (…) Mon cheminement m'a amené à l'ultime question inéluctable:qu'est-ce que la connaissance humaine peut connaître de l'homme lui-même ? J'ai perçu les carences de notre monde de connaissance dominant fondé sur la disjonction (…) et la réduction (…) d'où les difficultés de connaissance.(...) J'ai perçu qu'une des grandes inconnues de la connaissance était la connaissance elle-même."
Homo edgarus
(…) "Si j'en viens à l'ultime bipolarité , prose/poésie, j'essaie autant que je peux d'échapper à la prose qu'imposent les obligations mais aussi les contraintes de ma vie et de ma civilisation. (…) J'ai diagnostiqué quatre démons (au sens grec du terme) (…) qui font de moi ce que je suis (…) : raison/religion/scepticisme/mysticisme. (…) Le mysticisme est celui des émerveillements que je ressens dans les émotions poétiques de ma vie."
Juvénilisation et inachèvement
(…) "Sur le plan psychologique et affectif, l'homme adulte peut conserver les curiosités de l'enfant et les aspirations de l'adolescent, ainsi que les forts sentiments d'affection pour les parents et amis. (…) Le processus de l'hominisation fut un processus de juvénilisation, de bipéditation, de cérébralisation, de manualisation... D'où aussi l'idée d'inachèvement lié à l'humanisation.(…) Heidegger a diagnostiqué cette quête d'absolu dans l'angoisse propre à l'être que nous sommes, à qui il manque et manquera toujours quelque chose."
L'inconstance et la versatilité humaine
(…) "L'humain n'est ni bon ni mauvais, il est complexe et versatile. (…) Chacun évolue depuis l'enfance, sous l'effet des circonstances, des influences, des expériences, y compris dans l'âge adulte et la vieillesse. Et il faut enfin compter avec les dérives et les conversions, à l'échelle individuelle comme à celle d'une nation. (…) Je vois actuellement des dérives intellectuelles étonnantes et nous en verrons d'autres... Les transformations avec l'âge et l'expérience ne sont pas nécessairement des conquêtes de lucidité. (…) En ce qui me concerne, je me suis converti à l'autonomie politique et sociale. Il y a enfin ce phénomène étonnant qui renverse une conviction en son contraire : l'illumination."
Le cheminement de l'esprit souterrain
"Il y eut sans doute des conversions progressives mais longtemps invisibles à autrui et peut-être à soi-même, dues à un cheminement souterrain de l'esprit. (…) C'est pour moi une des choses les plus réconfortantes de savoir qu'en des esprits apparemment conformes aux convictions qui leur ont été inculquées, politiques ou religieuse, le travail souterrain de la conscience a transfiguré des hommes qui sont devenus (…) des porte-parole du genre humain"
La trinité humaine
(…) "Cette complexité individuelle est un des trois termes de la trinité complexe individu/société/espèce qui définit l'humain. (…) Ainsi les individus sont générés par l'espèce et ils la génèrent dans l'union sexuelle reproductrice. Les interactions entre individus génèrent la société mais celle-ci rétroagit sur les individus qui intègrent en eux son langage et sa culture, et elle accomplit par là leur pleine humanité. (…) Nous possédons notre vie et nos gènes, mais nous sommes possédés par leur force organisatrice qui opère le fonctionnement de notre cœur, de nos poumons, de nos artères, de notre système digestif."
V. Mes expériences politiques : dans le torrent du siècle
(...) "N'ayant aucune conviction préétablie, les opinions contraires favorisaient un scepticisme que m'avait apporté la lecture d'Anatole France. Puis je me suis fait en ces ces années tourmentées ma propre culture, qui resta la base de mes idées politiques successives jusqu'à aujourd'hui. Elle intégrait d'une part la tradition humaniste française, de Montaigne à Romain Rolland en passant par Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau, Hugo, d'autre part l'humanisme russe de Tolstoï et surtout de Dostoïevski, qui comporte une sensibilité à la misère et aux tragédies humaines absentes de l'humanisme occidental (…) Cela enracina en moi une répugnance toujours intacte face au mépris ou au rejet ethnique, religieux, racial. (…) J'ai toujours voulu me situer au niveau universaliste de l'humanisme."
Les leçons de l'avant-guerre
"C'est rétrospectivement, après la guerre, que j'ai pris conscience du fait que les années 1930 avaient vu, à partir de la crise économique de 1929, se former un cyclone historique gigantesque qui s'était déchaîné de 1940 à 1945 sous forme d'une guerre mondiale. (…) Au cours de la quête de mes vérités politiques, je sentais en moi des pulsions contradictoires. La Révolution me semblait nécessaire mais dangereuse, la réforme me semblait nécessaire mais insuffisante. Je m'étais converti au pacifisme (…) et cette conviction me rendit aveugle au formidable impérialisme nazi menaçant l'Europe. J'ai poursuivi la quête de mes vérités politiques à travers mille tâtonnements, me ralliant finalement aux chercheurs d'une troisième voie qui surmonterait la crise économique et celle de la démocratie, et surtout éviterait fascisme et stalinisme."
Les leçons de la guerre et de l'Occupation
(…) "L'expérience inouïe de juin 1940 fut celle d'une France en décomposition. (…) Les catastrophes (et la pandémie du Covid en est une) suscitent deux comportements contraires, l'altruisme et l'égoïsme. (…) Un trait typique des désastres est la prolifération des rumeurs. (…) Une bonne partie de l'opinion française avait forgé sa propre conception qui à la fois rassurait et justifiait l'attentisme ; le pétaino-gaullisme. Pétain était le bouclier protecteur, de Gaulle l'épée libératrice. L'idée même de leur connivence circulait dans les conversations privées. (…) L'Occupation (…) montra une résistance massive, - non certes directement à l'occupant, mais à l'adversité créée par lui -,souvent passive aux vérités officielles. (…) La Résistance fut pour beaucoup, dont pour moi, une magnifique expérience de fraternité. La Libération fut un moment sublime, mais qui eut ses scories : tonte et honte des femmes ayant couché avec des Allemands, fausses dénonciations, acharnement épuratif transformant des péchés véniels en péchés capitaux . (...) La leçon à retenir de ce conflit est qu'il porta au paroxysme la barbarie de guerre et surtout la barbarie propre au nazisme."
Euphorie et désenchantement
(…) "Les gouvernements de coalition d'après-guerre instaurèrent effectivement des mesures sociales. (…) L'alliance Est-Ouest se transforma en guerre froide. (…) Ainsi sommes-nous passés de l'euphorie au désenchantement, de l'espérance à la crainte. (…) La suprématie américaine m'empêchait de comprendre que le système soviétique était le pire de la seconde partie du XXè siècle, tandis qu'ailleurs parfois, la démocratie pouvait tempérer les abus du capitalisme. (…) Lors de mon adhésion au communisme, j'avais occulté les pires aspects de l'URSS (…). Après le rapport Jdanov de 1947 condamnant toute littérature et toute culture indépendante (…) mes amis et moi dénoncions entre nous le crétinisme, le mensonge, le dogmatisme, les calomnies (…) du régime stalinien, sans comprendre qu'ils traduisaient sa nature propre.(...) Finalement, ce fut l'ignominie et l'imbécillité du procès Rajik en 1949 qui opérèrent en moi une rupture subjective qui devint objective par exclusion en 1951. J'avais pris conscience du caractère mystique, religieux du Parti. J'avais vu qu'ils transformaient des êtres initialement débonnaires, tolérants, en fanatiques obtus. (…) Il m'a fallu aussi concevoir ce qui fut le mal spécifique du XXè siècle : le totalitarisme du parti unique.(...) Et pourtant (…) un parti unique était seul détenteur des vérités anthropologiques et historiques, exerçait le contrôle de toutes les activités humaines, y compris dans la vie privée, avec le soutien d'une police toute-puissante à la fois soumise au parti et le soumettant à son pouvoir. (...) Au XXIè siècle, il est d'autant plus important de comprendre sa capacité à esclavagiser et domestiquer les esprits qu'il se forme actuellement tous les éléments d'un néototalitarisme dont le premier modèle s'est installé dans l'immense Chine. (…) Enfin ,ma démythification m'a permis de régénérer ma conception de la gauche, qui à mon sens doit toujours puiser simultanément en quatre sources : la source libertaire pour l'épanouissement des individus, la source socialiste pour une société meilleure, la source communiste pour une société fraternelle, la source écologique pour mieux intégrer l'humain dans la nature et la nature dans l'humain."
L'extraordinaire décennie 1950
(...) "Ces huit années d'événements non seulement inattendus, mais inouïs (comme la dénonciation de Staline par son successeur et l'effondrement de notre Ivè République) mettent en crise d'une part le communisme soviétique, d'autre part la démocratie issue de la Libération. (…) En coïncidence avec ces événements, je lance avec quelques amis la revue Arguments qui se donne pour mission de penser la crise du communisme, puis d'opérer une repensée généralisée, en intégrant les problèmes de la vie quotidienne et privée (l'amour).(...) C'est à un texte de Heidegger paru dans la revue que j'ai emprunté et fait mienne la notion "d'ère planétaire" pour désigner l'histoire humaine depuis la conquête des Amériques. Nous sommes intervenus dans la guerre d'Algérie en fondant le Comité des intellectuels contre la guerre en Afrique du Nord, légitimant l'indépendance de l'Algérie, tout en souhaitant des liens privilégiés avec la France. (...) Le génie politique de de Gaulle a été d'éviter à la France une dictature militaire, mais l'Algérie n'a pu y résister. Je sus resté déviant, incompris, insulté par ceux qui avaient quasiment sacralisé le FLN, comme par les partisans de l'Algérie française, ce qui me valut une tentative d'attentat de l'OAS. De même, quelques années plus tard, ma compassion pour le sort du peuple palestinien colonisé m'a valu, et me vaut encore, bien des incompréhensions, outrages et calomnies. La leçon que j'en tire est qu'il faut accepter la solitude et la déviance quand la vérité des faits et l'honneur sont en jeu."
L'envers des Trente Glorieuses
"Le développement économique de l'Europe occidentale, commencé vers 1955, se poursuit jusqu'à la crise de 1973, constituant ce que Jean Forastié a appelé les Trente Glorieuses. Grâce à ce développement économique, le niveau de vie s'élève, mais la qualité de vie baisse, l'individualisme s'accroît mais les solidarités diminuent, les mobilités progressent (...), mais les contraintes techniques sont de plus en plus asservissantes, le bien-être matériel augmente en proportion d'un mal-être existentiel. (…) Le structuralisme apporte une méthode issue de la linguistique de Jakobson pour connaître les phénomènes humains, mais la notion de structure devenue souveraine élimine l'homme, le sujet, l'histoire. (...) Au cours de cette période de pensée complexe, ma culture très diversifiée et ma curiosité m'ont permis de détecter à l'état naissant des phénomènes encore imprévisibles. Comme après la Nuit de la Nation, en 1963, j'ai observé la formation d'une culture adolescente autonome, prémices de Mai 1968, révolte juvénile contre l'Autorité et brèche dans la ligne de flottaison de notre civilisation. (...) Je prends conscience du fait que les aspects négatifs de la civilisation occidentale ont progressé, tandis qu'ont régressé ses effets positifs. (...) Je tire de ces années la leçon qu'une progression économique et technique peut comporter une régression politique et civilisationnelle, ce qui à mes yeux est de plus en plus patent au XXIè siècle."
Prise de conscience écologique
"Les Trente Glorieuses s'achèvent avec le choc pétrolier de 1973, issu de l'embargo de pays du Moyen-Orient en réponse au soutien apporté à Israël pendant la guerre du Kippour. (...) J'ai alors cru en la construction d'une union européenne qui aurait pu devenir un exemple pacifique et démocratique pour le monde – jusqu'à ce que les déceptions successives m'amènent à abandonner mes espoirs. En 1972, un événement d'importance planétaire eut lieu : le rapport Meadows révélait le processus de dégradation de la biosphère dû au déferlement techno-économique, lui même dû à une soif inextinguible de profit. Cette dégradation n'affectait pas seulement la biodiversité végétale et animale, mais l'humanité entière, à travers la pollution des rivières, des océans, des villes, des sols livrés à l'agriculture industrielle, de l'alimentation issue de cette agriculture, des animaux parqués massivement et artificiellement nourris.(...) La conscience écologique ne progressa que très partiellement et très lentement (…) et malgré l'aggravation constante de la situation dans tous les domaines."
Crises et guerres
(…) "Le mérite de la présidence de François Mitterrand fut d'avoir opéré une alternance politique à la domination de la droite et d'avoir supprimé la peine de mort. (...) Un tournant historique mondial s'opéra dans les années 1980 (…) ; c'est le tournant néolibéral de Thatcher et Reagan, qui supprima tout frein au déchaînement du profit et entraîna un peu partout dans le monde la privatisation des services publics nationaux et l'énorme accroissement de la richesse des riches et celui de la pauvreté des pauvres. (...) La guerre de Yougoslavie me convainquit que la dislocation des empires, (...) en suscitant la naissance de nations comportant chacune des minorités ethniques ou religieuses, avait été l'un des désastres historiques du XXè siècle. Alors que les nations occidentales (France, Angleterre, Espagne) se sont formés en intégrant des peuples extrêmement divers au cours d'une histoire multiséculaire, les nouvelles nations se sont fondées sur une conception ethno-religieuse monolithique prônant l'épuration des minorités. Lors de la première intifada palestinienne (1987-1991), j'ai compris à quel point le Moyen-Orient était une zone sismique où s'affrontaient non seulement Israël et Palestine, mais aussi Orient et Occident, judaïsme, christianisme, et islam, intérêts pétroliers et droits des peuples, et à travers les puissances locales, les grandes puissances. (…) Dans tous ces conflits, il est un lien inséparable entre horreurs et erreurs. La mondialisation a véritablement commencé avec l'introduction du capitalisme dans l'URSS effondrée, avec le postmaoïsme de Deng en Chine, et avec la généralisation des communications instantanées par téléphone ou Internet entre tous les points du globe. Elle constitue un processus techno-économique d'unification de la planète. Mais elle a également suscité, en réaction, l'aspiration à une altermondialisation de solidarités."
VI. Mes expériences politiques : les nouveaux périls
(...) "J'ai entrepris l'énorme voyage à travers les connaissances pour dégager les principes d'une connaissance et d'une pensée complexes."
Science et politique
"Le formidable développement des sciences physiques et biologiques au XXè et XXIè siècles pose des problèmes éthiques et politiques de plus en plus graves. (…) Or les sciences ne connaissent aucun garde-fou éthique interne. (…) Les Etats s'emparent des pouvoirs de l'arme nucléaire, devenue une épée de Damoclès pour l'humanité. Le profit s'empare de la génétique. (...) "
Notre communauté de destins
"Dans mon livre "Terre-Patrie", j'étais conscient du fait que la mondialisation (...) avait créé ne communauté de destins entre les humains. (…) Puis j'ai de plus en plus mesuré les effets pervers de la mondialisation (…), de la domination universelle du profit, de la crise universelle des démocraties, de l'échec de presque toutes les révoltes contre les dictatures. (…) L'exemple de la Chine témoigne de la régression qui s'opère mondialement depuis les débuts du XXIè siècle. (…) Le retour a la barbarie est toujours possible. Aucun acquis historique n'est irréversible. "
Penser complexe
"Jamais le capitalisme n'a été aussi puissant, aussi hégémonique. Il a domestiqué l'agriculture devenue industrielle, la consommation sous influence publicitaire, les services ubérisés, le monde de l'information et de l'informatique sous l'emprise des GAFA. (…) En face, aucune force politique cohérente disposant d'une pensée-guide telle que celle que je préconise. (...) Et je n'oublie pas la nécessité de réviser ma pensée. (…)"
L'humanisme régénéré
"Toutes mes conceptions sont désormais anthropo-bio-éco-politiques. Elles relèvent (…) de la pensée complexe, mais aussi de (…) l'humanisme régénéré que j'expose dans "Changeons de voie". (...) Montaigne l'énonce lapidairement : "Je reconnais en tout homme mon compatriote" et "Chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage." L'humanisme régénéré se fonde sur la reconnaissance de la complexité humaine. Il reconnaît la pleine qualité humaine et la plénitude des droits à tous les humains. (…) Il puise aux sources de l'éthique qui sont solidarité et responsabilité. Il constitue l'humanisme planétaire de la Terre-Patrie. (…) Être humaniste, c'est aussi ressentir au plus profond de soi que chacun d'entre nous est un moment éphémère de l' extraordinaire aventure de la vie qui a donné naissance à l'aventure humaine, laquelle, à travers créations, tourments et désastres, est arrivée à une crise gigantesque où se joue le destin de l'espèce. Dans l'univers physique et biologique, les forces d'association et d'union se combinent avec celles de disparition et de destruction.(...)"
VII L'erreur de sous-estimer l'erreur
Ma voie
"Kant écrivait que pour répondre à "Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Que m'est-il permis d'espérer ?, il faut connaître l'humain." A quoi j'ajoute qu'il faut connaître inséparablement les conditions sensorielles, cérébrales, spirituelles de la connaissance humaine et la connaissance des conditions historiques et sociales qui pèsent sur toute connaissance. D'où les deux volumes de "La Méthode" : "La connaissance de la connaissance" et "Les Idées". En fait, je n'ai cessé jusqu'à maintenant d'être étudiant, c'est à dire de continuer à apprendre. (…) Je dispose de la Méthode pour relier et intégrer les connaissances, et bien sûr examiner les conditions historiques de plus en plus graves que nous subissons. Mais au cours de cette aventure de connaissance inséparable de mon aventure de vie, j'ai sans cesse été tourmenté par le problème de l'erreur et de l'illusion."
Mes erreurs
"Je veux d'abord indiquer que le risque d'erreur et d'illusion est permanent dans toute vie humaine, personnelle, sociale, historique, dans toute décision et action, voire dans toute abstention, et qu'il peut conduire à des désastres. (…) La première erreur est le pacifisme de mon adolescence. (…) Mon erreur se fondait sur l'illusion que les concessions modéreraient et humaniseraient le nazisme. (…) J'oubliais ou ne souhaitais pas voir (…) qu'il s'agissait du déchaînement d'une puissance animée par une conviction de supériorité raciale, laquelle allait la conduire de victoire en victoire, de massacre en massacre, jusqu'au désastre. (…) Dès lors, la résistance in extremis de Moscou fin 1941, puis, aussitôt après, Pearl Harbour et le basculement des États-Unis dans une guerre devenue mondiale déterminèrent ma seconde grande erreur. (…) Éclairé (…) par le livre de Georges Friedmann De la sainte Russie à l'URSS, (…) je fis un chemin de conversion au communisme. (…) Mon livre Autocritique est une cure salutaire, un travail de conscience qui m'a rendu pour toujours allergique aux fanatismes, sectarismes, mensonges politiques, arguments vicieux ad hominem. (…) Mon séjour de six ans en Stalinie m'a éduqué sur les puissances de l'illusion, de l'erreur et du mensonge historique."
D'où vient l'erreur ?
(…) ""L'esprit scientifique se constitue sur un ensemble d'erreurs rectifiées", écrivait Bachelard. Les erreurs nous éduquent quand nous en prenons conscience. (…) L'erreur est inséparable de la connaissance humaine, car toute connaissance est une traduction suivie d'une reconstruction. Or toute traduction, comme toute reconstruction, comporte un signe d'erreur. A commencer par la connaissance des sens, comme la perception visuelle. (…) Or la perception peut être insuffisante (myopie, presbytie, surdité), elle peut être perturbée par l'angle de vision, la distraction, la routine, et surtout l'émotion. (…) Ainsi nos meilleurs témoins, nos sens, peuvent-ils nous tromper. Les idées et les théories sont des reconstructions intellectuelles, qui peuvent être non seulement erronées, mais illusoires. La mémoire est nouvelle source d'erreur, car elle est la reconnaissance d'une construction qui a laissé sa marque cérébrale. (…) La communication est source d'erreur. (…) Entre l'émetteur et le récepteur, le mal entendu et le mal compris peuvent même devenir source de conflit. (…) Le mensonge est évidemment source d'erreur quand l est cru. (…) Mais le pire mensonge (…) est le mensonge à soi-même. (…) Ce phénomène, très courant, nous cache à nous-mêmes des vérités peu flatteuses, honteuses ou gênantes. (…) Plus amplement, des millions de personnes furent dupées par la propagande de l'URSS qui cachait l'énormité de son système concentrationnaire et exaltait un paradis soviétique imaginaire. Des millions de personnes crurent que la révolution culturelle chinoise était une grande étape du progrès communiste, alors que c'était une folle hécatombe, faisant des millions de victimes.(...) Du reste, le propre des théories scientifiques est d'être réfutables, et le propre de la vitalité scientifique est d'accepter le conflit des théories et des idées. Autrement dit, la science n'élimine pas l'erreur mais reconnaît sa possibilité en son sein. Il n'y a aucun refuge à la Vérité absolue éliminant toute erreur, sauf dans la Théologie et dans la Foi du fanatique. (…) Je pense qu 'il ne faut pas cesser de s'informer, de s'instruire et de vérifier périodiquement ses connaissances. (…) L'histoire humaine est relativement intelligible a posteriori mais toujours imprévisible a priori. La difficulté de circonvenir les complexités est également source d'erreurs. (…) Nos savoirs sont disjoints et compartimentés en disciplines closes. (…)"
L'écologie de l'action
(…) "La conscience que toute action doive être conduite selon une stratégie modifiable en fonction des aléas ou de nouvelles informations est nécessaire. (...)"
Les maladies de la rationalité
"Nous pensons très justement que l'accord entre la raison – fondée sur la déduction et l'induction – et les données sensorielles sur le monde extérieur constitue une connaissance pertinente. Toutefois, une théorie rationnelle tend à se refermer en dogmes quand elle ignore les nouvelles données qui l'infirment et qu'elle rejette sans examen les arguments inverses. Le dogmatisme est une maladie sclérosante de la raison, qui doit être toujours ouverte sur une possible réfutabilité. La raison comporte également le risque de la rationalisation, qui est une construction logique, mais à partir de prémisses fausses.(...)"
L'aveuglement paradigmatique
"Dans "La Méthode III", je montre comment la rationalité est inconsciemment guidée par un paradigme qui contrôle l 'organisation de la connaissance et impose la disjonction et la réduction comme modes de connaissance des ensembles et phénomènes complexes. (…)Disjonction : (…) La compartimentation des savoirs en disciplines closes empêche de voir que les phénomènes sont liés entre eux. (…)Réduction : (…) Chaque organisation d'éléments divers en un tout produit des qualités qui n'existent pas dans ces éléments séparément : les émergences. (…)"
Connaissance pertinente
(...) "Savoir s'étonner et s'interroger sur ce qui semble normal est évident. (…) La problématisation engendre le doute, véritable détoxifiant de l'esprit, lequel doit aussi savoir douter du doute. Le doute engendre l »esprit critique, qui n'est tel que s'il est aussi autocritique. Premier impératif : contextualiser tout objet de connaissance. (…) Tout être vivant nourrit son autonomie en puisant énergie et information dans son contexte écologique et social et ne peut être considéré isolément. Deuxième impératif :(...) reconnaître la complexité. (…) Troisième impératif : (…) savoir distinguer ce qui est autonome ou original et savoir relier ce qui est connecté ou combiné. (…) L'éducation (…) est cette préparation à la vie qui est un jeu ininterrompu de l'erreur et de la vérité (...)"
Credo
"Parfois je suis submergé par l'amour de la vie. (…) Parfois, je suis submergé par la cruauté de la vie. (…) Puis je réussis à réunir, maintenir, lier indissolublement les deux vérités contraires. La vie est cadeau et fardeau, la vie est merveilleuse et terrible. Ainsi en est-il de l'univers tel que nous le connaissons désormais. (…) Il est à notre science expansion, chaos, explosions ou tamponnements d'étoiles, avalement d'astres par d'incroyables et innombrables trous noirs, et enfin destruction et désintégration irrévocables. (…) Tant de bonté, de générosité, de dévouement, tant de méchanceté, de vilenie, d'égoïsme. Tant d'intelligence, d'astuce, de génie créateur, tant de bêtise, d'aveuglement , d'illusions et d'erreurs. (…) Ce double et multiple aspect, cette complexité dans tout ce qui est – depuis la particule, qui est aussi une onde, jusqu'à l'âme humaine, inséparable des interractions entre milliards de neurones -, voilà ce qui est toujours présent à mon esprit. (...) A l'âge de treize ans, me sont venues deux révélations contradictoires qui m'ont marqué à jamais : le doute et la foi. A la lecture du roman d'Anatole France « Le crime de Sylvestre Bonnard » le "scepticisme souriant" m'envahit comme étant ma Vérité. A la lecture de "Crime et Châtiment" de Dostoïevski, je découvris le combat et la complémentarité entre la foi et le doute. (…) Je reçus de cet auteur les messages de compassion et de complexité humaine. ? La compassion pour les humbles, les humiliés et offensés ne m'a jamais quitté. (…) Je crois aussi à la possible rédemption de l'assassin.(...) Montaigne a approfondi mon scepticisme et m'a incité à l'auto-examen, puis Voltaire et Rousseau, complémentaires dans leur antagonisme, de même que les Lumières et le romantisme, la rationalité et le mysticisme (sans Dieu), l'invisible et le visible. (…) Chacun porte en soi le double impératif complémentaire du Je et du Nous, de l'individualisme et du communautarisme, de l'égoïsme et de l'altruisme. (…) Je dirai enfin que la conscience de la complexité humaine conduit à la bienveillance. (…) Je veux ajouter que tout ce que j'ai fait de bien a d'abord été incompris et mal jugé. (…) Il est bon d'être bon, on se sent bien d'être pour le bien. (…) Ma leçon ultime, fruit conjoint de toutes mes expériences, est dans ce cercle vertueux où coopère la raison ouverte et la bienveillance aimante."
https://fr.wikipedia.org/wiki/Edgar_Morin