“Il vecchio mondo sta morendo. Quello nuovo tarda a comparire.
E in questo chiaroscuro nascono i mostri”.
«L’ancien monde se meurt. Le nouveau met du temps à apparaître.
Et dans ce clair-obscur, des monstres naissent.»
Antonio Gramsci
L’ancien monde – la photographie comme promesse de vérité et de mémoire – se meurt et le nouveau monde – les images générées par l’intelligence artificielle – peine à émerger. Du document à la spéculation, des images naturelles aux images fausses, dans cette exposition Joan Fontcuberta propose précisément de tracer le clair-obscur, tout en pointant du doigt les monstruosités naissantes : monstruosités du langage, de la technique, du politique, de l’histoire. En latin, "monstrum" était une voix religieuse qui désignait un prodige, un événement surnaturel, et de "monstrum" dérivent "monstrare" et "demonstrare" : montrer et démontrer, des verbes qui nous renvoient à l’univers de l’expérience et de la connaissance. Cette fois, on va essayer justement de montrer les monstres. Monstres s’aventure donc à travers une série de conflits et de violences de notre temps en essayant toujours de sauver, cependant, ce qui nous rend encore humains et nous engage à des valeurs qui rejettent la barbarie. Il présente une demi-douzaine de projets récents, à la fois poétiques et disruptifs, allant de Trauma à Prosopagnosia (réalisé avecPilar Rosado). Un alpha et un oméga : des débris de la photographie – les images d’archives et d’albums de famille qui s’abîment et deviennent amnésiques, alors que leur plus terrible beauté transparaît – aux prédictions d’avenirs possibles et aux algorithmes, dont on ne sait pas s’ils sont des cauchemars ou des garanties de progrès. Entre le regard critique et le concept, entre le poétique et l’humour, Fontcuberta essaie de faire en sorte que les images cessent d’être un territoire inhospitalier : si le précepte de Francisco de Goya établissait que "le rêve de la raison produit des monstres", il faut assumer le devoir de le renverser et faire que le rêve des monstres produise la raison. Bref, il faut essayer de repenser la photographie, donc d’apprivoiser les monstres.
Prosopagnosia
La prosopagnosie est une pathologie de la mémoire qui rend difficile la reconnaissance des visages. Son étude a contribué à la programmation des systèmes actuels de reconnaissance faciale. Ce projet a débuté par la découverte des archives de portraits collectées par le journaliste Joaquín Alonso Bonet, directeur du journal espagnol La Prensa (1922- 1936). Alonso Bonet collectionnait les portraits de personnalités de la vie publique de son époque (hommes politiques, écrivains, artistes, sportifs, etc.), susceptibles d'être les protagonistes d'une actualité pour laquelle leur portrait était requis. Ces portraits étaient collés sur des feuilles de papier pour constituer une série d'albums aux amalgames pittoresques.
À cet immense panthéon de célébrités, on a appliqué l'algorithme GAN (generative adversarial networks), un réseau neuronal génératif qui permet d'atteindre un degré de réalisme sans précédent dans la création de portraits synthétiques « photographiques ». L'algorithme GAN oppose deux réseaux neuronaux dans une interaction compétitive. D'une part, le réseau génératif propose des combinaisons aléatoires d'éléments graphiques et l'autre réseau, le discriminateur, évalue les images proposées par le réseau génératif en les comparant aux images originales. Grâce à un long processus de deep learning, l'intelligence artificielle découvre des régularités et des motifs dans la base de données et améliore les compositions jusqu'à obtenir des visages photographiquement convaincants de personnes qui n'ont jamais existé. La séquence de tests montre l'évolution de l'apprentissage, et plus que les résultats finaux surprenants, nous sommes intéressés par les essais ratés, les accidents imprévus, qui révèlent un inconscient technologique plein de créativité. Ce projet a été réalisé conjointement avec Pilar Rosado.
Fahrenheit 451
L'une des premières mesures prises par les nazis lors de leur arrivée au pouvoir en Allemagne a été de brûler des livres d'écrivains juifs, marxistes ou simplement mécontents de leur doctrine. L'opération a eu lieu le 10 mai 1933. On estime à soixante-dix mille le nombre de personnes ayant participé à l'incendie de vingt mille volumes. Cette nuit-là, le temps n'était pas d'humeur à contribuer à l'orgie de feu prévue et une pluie torrentielle empêcha les livres de s'enflammer. Les pompiers ont donc dû intervenir avec des jerricans d'essence, seul moyen d'enflammer les livres. Le paradoxe du pompier pyromane a probablement frappé l'imagination de Ray Bradbury, l'auteur de Fahrenheit 451 (1953), un chef-d'œuvre de la littérature fantastique dans lequel un gouvernement totalitaire cherche à empêcher la population de lire et envoie des pompiers munis de lance-flammes pour incendier les bibliothèques. Le projet consiste à brûler symboliquement 451 exemplaires de ce roman dans différentes éditions et langues (seule une petite sélection représentative est présentée dans cette exposition). Cependant, contrairement à l'intrigue de Bradbury, les livres ne sont pas détruits par les flammes, mais sont sauvés in extremis de la réduction en cendres. Le texte ne disparaît donc pas, il survit au bûcher et est sauvé. Malgré l'agression qu'il a subie, le livre émerge comme un survivant et perdure. La censure n'est donc pas consommée, même si les couvertures brûlées rappellent la barbarie qui rôde.
4
Història marxa enrere
(L'histoire recule), 2019
Vidéo monocanal, 5min09
Séquences rééditées du film Fahrenheit 451 (1966) de François Truffaut
Production Videostudi, Granollers (Barcelone)
L'art de cremar llibres
(L'art de brûler des livres), 2019 Vidéo monocanal, 2min 18 Production Videostudi, Granollers (Barcelone)
Phrénographies: atlas visuel de la folie
Depuis la fin du XIXe siècle, la production de photographies de personnes atteintes de maladies mentales représente une méthode d'étude per- mettant de catégoriser les traits caractéristiques des troubles mentaux supposés. L'application des principes de l'eugénisme a ajouté une capacité de diagnostic qui, malgré les doutes soulevés par cette discipline pseudo-scientifique, est aujourd'hui devenue un système de prescription pratique mis en œuvre par des algorithmes et l'intelligence artificielle. Dans les années 1940 et 1950, le psychiatre et humaniste barcelonais Joan Obiols i Vié (1918-1980) photographiait ses patients pour utiliser le portrait comme méthode d'auto-reconnaissance. Le Dr. Obiols a été un pionnier de l'utilisation de la création artistique en psychothérapie, à l'époque où Jean Dubuffet popularisait l'art brut. La technologie GAN a été appliquée aux archives du Dr. Obiols pour déclencher un processus de deep learning dans lequel l'algorithme détermine des traits caractéristiques et génère des hybridations prédictives, c'est-à-dire des spéculations de mélanges de genres et de symptômes qui révèlent les monstruosités de ce type d'urgences. Dans son processus d'apprentissage, l'intelligence artificielle développe une morphogenèse laborieuse dans laquelle nous pensons reconnaître des modèles esthétiques canoniques : Kirchner, Kokoshka, Munch, Dix, Picasso, Saura ou Bacon, entre autres. Du point de vue de la création plastique, l'application de la technologie GAN ouvre de nouveaux imaginaires formels et conceptuels. Mais ici, en plus, la discrimination sous l'égide de la "folie" nous invite à remettre en question les schémas identitaires de la normalité. Ce projet a été réalisé conjointement avec Pilar Rosado.
Gastropoda
Joan Fontcuberta vit dans une zone rurale très humide. Le facteur dépose le courrier dans une boîte aux lettres à l'extérieur de la maison. Si ce courrier n'est pas ramassé rapidement, des escargots sauvages (de la famille des gastéropodes) affluent pour manger le papier des invitations aux musées et aux galeries, qui sont généralement illustrées par des reproductions de photographies et d'autres types d'œuvres d'art. Au-delà d'un recyclage mélancolique de l'art (l'art comme "nourriture") ce projet fait symboliquement allusion à la dégradation de l'image, soulignant son passage de la simple représentation à l'objet physique, de la pure forme visuelle sans "chair" à un matériau tangible. D'autre part, il nous invite à repenser les concepts d'auteur, de création et d'œuvre. Ici, les escargots "photophages" (ou mangeurs de photos) jouent le rôle d'auteurs par procuration, absolument indifférents à tout discours sur la voracité et la signification attribuées à leurs excréments. Il en résulte des représentations défigurées qui perpétuent le cycle mé- tabolique des images. Ce n'est pas pour rien que dans de nombreuses cultures, l'escargot est un symbole lunaire qui fait allusion à la régénération et au retour perpétuel.
Trauma
Quand l'image se dématérialise, la post-photographie fait irruption. La technologie numérique, Internet, les téléphones portables et les réseaux sociaux nous ont plongés dans un nouveau scénario de saturation visuelle et de circulation frénétique des images. Il est temps d'entreprendre une archéologie de l'Ancien Régime de la photographie pour retrouver la terrible beauté des blessures que le temps a infligé aux images. Que se passe-t-il lorsqu'une photographie abandonne son image, lorsqu'elle libère son âme ? Que se passe-t-il lorsqu'une photographie ne renvoie plus à une réalité extérieure à elle-même et qu'il n'en reste que le substrat, le résidu, quelques taches de produits chimiques photosensibles? Que se passe-t-il, en somme, lorsque le seul référent qui reste à la photographie, c'est la photographie elle-même ? Lorsque l'âme quitte le corps, lorsque l'information se détache du support, la photographie devient un fantôme. Les images-fantômes se cachent dans les archives et représentent la phase terminale des désordres qui sont la conséquence du métabolisme transformateur du temps et de la chimie. Des désordres qui invalident toute fonction documentaire et renvoient à l'agonie de la représentation. Dans certaines croyances, les fantômes sont des âmes qui refusent d'être récupérées dans le cycle de la réincarnation parce qu'elles ont laissé une mission inachevée. Peut-être ces fantasmagories continuent-elles d'errer en raison de leur travail inachevé : retenir ce qui a disparu.
Élevage de poussière
La photographie est née comme une promesse d'immortalité sous la forme d'une image figée qui devait durer éternellement. Mais cette promesse n'a pas été tenue et, avec le temps, toutes les photogra- phies finissent par se dégrader. Les images nées pour préserver les souvenirs sont devenues paradoxalement amnésiques. C'est comme si la photographie pouvait aussi souffrir de la maladie d'Alzheimer. L'humidité, les champignons et les moisissures détruisent petit à petit les sels d'argent et renvoient ces images fixées par la lumière à la poussière qui les a fait naître. Ce retour à la poussière nous renvoie à l'œuvre emblématique de Marcel Duchamp, Le Grand Verre (1915-1923), plus connue sous le nom d'Élevage de poussière, photographiée par Man Ray en 1920 et décrite par le critique Jean Clair comme "une plaque photographique géante". Actualisant cette fascination pour les jardins de poussière, Joan Fontcuberta entreprend l'exploration de différentes archives historiques, où il exhume des documents photographiques endommagés - géné- ralement des petits verres - dont il re-photographie des fragments de leur surface couverte de poussière. Ces cadres mettent en évidence des configurations cosmiques : les poussières d'étoiles. Puis, à l'aide d'un microscope électronique à balayage (MEB), il "met en scène" les micro-organismes qui "mangent" la mémoire. Cette observation permet de visualiser et d'identifier les agents à l'origine de la détérioration de l'image argentique : principalement Aspergillus, Actinomycetes, Acremonium, Cladosporium et Arthrinium, champignons et bactéries aux résonances de réactifs alchimiques. Au final, le contraste entre les enregistrements de la caméra et du microscope en diptyque évoque le va-et-vient entre le macrocosme et le microcosme.
© Carte blanche 2023
https://fr.wikipedia.org/wiki/Joan_Fontcuberta